Dédiée à Camille Saint-Saëns, la Sonate pour piano est achevée le 7 septembre 1900. En décembre Dukas sera nommé membre du Comité de la Société nationale.
Saint-Saëns remercie exceptionnellement Dukas qui consacre dans la Chronique des Arts et de la Curiosité le 2 novembre et dans La Revue hebdomadaire le 9 novembre un article élogieux à la création des Barbares le 23 octobre 1901 à l'Opéra. Suite à cette chronique, Dukas interrompra sans annonce et avec force soulagement son activité de critique. En effet, il refuse d''assister Romain Rolland à La Revue d'Histoire1 il quitte la Gazette des Beaux-Arts en juin 1902 après une critique sur le Crépuscule des dieux au théâtre du Château-d'Eau.
Avec une sonate, et Debussy le constate tout comme pour la Symphonie en ut bien que trop beethovenienne à son goût, Dukas s'oppose à la tendance musicale et parvient à s'imposer après des échecs en France de Gouvy, Pfeiffer ou Pugno. Choisie en 1915 par Ropartz pour le concours de piano du Conservatoire de Nancy comme modèle contre le monstre extérieur.
Saint-Saëns envisagera de la transcrire pour deux pianos cette complexe sonate de quatre mouvement et de trois quart d'heure.
Comme plus tard Saint-Saëns au sujet d'Ariane, Debussy feint dans sa Correspondance (Hermann, 1993) de ne pas comprendre la Symphonie de Dukas. Cette fin de ne pas recevoir, ce refus d'entendre rappelle qu'une sentence critique peut ne pas même relever l'œuvre : « La symphonie de Dukas, à l'orchestre, a été une désillusion !… c'est devenu tout petit et ça ressemblait à du Beethoven mélangé de Charpentier ; je n'y comprends absolument rien… » (PALAUX-SIMONNET, Bénédicte : Paul Dukas, Papillon, Genève, 2001, p. 44.)
Publiant Ariane à la même période, l'éditeur Durand tient Saint-Saëns au courant des difficultés rencontrées pour l'œuvre, notamment du fait de Georgette Leblanc, compagne de Maeterlinck et que ce dernier a imposée. Saint-Saëns s'exprime ainsi : « En lisant la partition de Barbe-Bleue, j'avais bien pensé que le rôle d'Ariane était écrasant et que les moyens de la célèbre Georgette devaient être dépassés par un tel fardeau ! La pléthore caractérise ce rôle, mais les génies modernes ne s'arrêtent pas à d'aussi piètres calculs… » (cité in PERRET, Simon-Pierre & RAGOT, Marie-Laure : Paul Dukas, Fayard, Paris, 2007, pp. 175-176.)
Saint-Saëns perdurera dans ses lettre à Auguste Durand, tout d'abord celle de Londres du 13 mai 1907 : « Barbe-Bleue a eu un grand succès, comme je m'y attendais. J'attends ce barbicole quand il aura l'âge de Samson qui marche depuis trente ans et qui ne fait que croître et embellir. » (cité in PERRET, Simon-Pierre & RAGOT, Marie-Laure : Paul Dukas, Fayard, Paris, 2007, pp. 180-181.)
La seconde lettre vient d'Edimbourgh le 16 mai : « Je vais baisser dans votre estime mais je ne rends pas justice à la “tenue” du premier acte. Sauf le choeur de femmes qui, «étant à l'unisson, ne peut être désharmonisé et doit faire d'autant plus d'effet que c'est la première phrase musicale qu'on entend, tout le reste me fait l'effet d'un cacophonie. Je sais là que j'y entendrai de merveilleux effets d'orchestre, mais les débauches de couleur que ne sont pas soutenues par de beaux dessins constituent toujours pour moi des œuvres d'ordre inférieur. Jugez un peu si je peux aimer un système qui consiste à fuir de parti pris toute tonalité, à ne s'occuper en rien des convenances de l'oreille et de la pureté du style (on en est loin !) (cité in PERRET, Simon-Pierre & RAGOT, Marie-Laure : Paul Dukas, Fayard, Paris, 2007, p. 181.)
Dukas justifie auprès de son maître Saint-Saëns des positions critiques qui pourraient sembler iconoclastes. La correspondance se fait le pendant privé équilibrant les positions publiques prises dans les tribunes critiques, chacun de ces textes construit un équilibre entre le maître et le public, équilibre entre le critique et le musicien, entre le langage et la musique.
« Mon cher Maître
Je suis ravi que mon article sur les Barbares vous ait causé quelque satisfaction et je vous remercie de la façon toute bienveillante dont vous me la témoignez. Cependant, je crois que vous avez tort de mettre en doute l'entière sincérité de mon jugement – qui n'a guère que ce mérite – en supposant que je ne puis dire ce que je pense. Si toute la grande et sincère admiration, toute la reconnaissante affection que je vous porte n'ont pu me faire déguiser ma pensée, comment pourriez-vous croire que d'autres considérations pourraient agir sur mon opinion ? Soyez bien persuadé que je ne suis lié envers aucune coterie, que je suis absolument seul et que, si je suis convaincu de la fragilité des théories d'art, du moins celles que je crois justes ne sont que le résultat de réflexions personnelles et que je ne crois pouvoir revendiquer, pour mes idées, un peu de cette indépendance dont vous nous avez toujours donné le viril exemple. Je ne veux pas vous fatiguer par des discussions plus ou moins vaines sur un objet aussi complexe que celui du drame lyrique. On ne prouve le mouvement qu'en marchant et vous l'avez assez fait voie. Mais chacun a son pas et son allure et chausse à son gré des escarpins, des souliers ou des bottes. Je crois que notre tort est de vouloir imposer notre pointure à nos voisins ! Tout le mal vient de là.
Pardonnez-moi de répondre à vos comparaisons empruntées à la médecine par d'autres empruntées à la cordonnerie, en m'autorisant de la liberté de discussion que m'a toujours laissée votre grande bonté !
Et ne me croyez pas, plus qu'il ne convient, chaussé des bottes wagnériennes ! Mais je suis persuadé que dans l'état de la musique moderne, Wagner a fixé aussi complètement que possible les rapports qui doivent l'unir au drame et qu'il est impossible de faire abstraction de son effort colossal, tout comme il serait impossible à un symphoniste de faire abstraction de Beethoven. Les lois de l'évolution nous contraignent d'ailleurs à en tenir compte. Voilà le fond de mon wagnérisme et je le crois raisonnable.
Quant au reste, j'estime que nous devons nous tenir aussi loin que possible de la poétique et de la musique wagnérienne. Il ne s'agit que des principes et les scènes que vous me citez les renforcent si elles les contredisent. Assurément, il y a dans le théâtre de Wagner des scènes d'explications, de préparations, assez rudes et démesurément longues. Mais ce qu'elles annoncent ne peut être exprimé que par la musique et le fond de son œuvre serait insaisissable par le drame littéraire. Voilà ce que j'ai voulu dire. Je n'ai pas prétendu généraliser, en citant Orphée, au point d'interdire l'action au drame lyrique. J'ai choisi cet exemple pour montrer que la musique, à un certain point de lyrisme, pouvait devenir l'action elle-même. Il faudrait d'ailleurs s'entendre sur ce mot. Il n'y a guère d'action dans le théâtre de Racine qui reste ce que nous avons de plus pur et de plus national en fait de théâtre. Du moins, elle est toute psychologique. Ne pensez-vous pas que Tristan, par exemple, soit plus près de cette action-là que les Huguenots, imitation lyrique des drames de cape et d'épée de la période romantique ?… » (Lettre de Paul Dukas à Camille Saint-Saëns du 11 novembre 1901, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 159).
Hahn demande au maître Saint-Saëns un satisfecit pour ses textes critiques.
« Croyez, cher Maître, que toujours, où que vous soyez, ma ferveur et ma gratitude vous suivent ; ma dévotion pour vos œuvres et pour vous, je l'entretiens, je la cultive avec une véritable foi. Je ne vous demande, en retour, que de me croire absolument sincère.
Peut-être vous demanderai-je plus un jour : c''est-à-dire que lorsque j'aurai écrit quelque chose dont je serai vraiment satisfait, je solliciterai de vous la permission d'y inscrire cotre nom. » (Lettre de Reynaldo Hahn à Camille Saint-Saëns du 1er juillet 1897, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 265.)
En 1885, Saint-Saëns fait un choix d'articles écrits pour L'Estafette et Le Voltaire et les publie chez Calmann-Lévy sous le titre Harmonie et Mélodie. Le neuvième chapitre est consacré à Liszt, particulièrement à son invention le poème symphonique, et mentionne un concert Liszt organisé par Saint-Saëns en 1878 salle Ventadour.
En 1911, Saint-Saëns tient une chronique dans L'Écho de Paris où ses articles, plutôt des souvenirs paraissent tous les quinze jours en alternance avec ceux de Massenet. Le 24 septembre 1911, précisément, paraît l'article “Cesena”, ville d'Italie qui venait de consacrer un festival au compositeur.
« Je te lis dans L'Écho de Paris [En 1911, Saint-Saëns tient une chronique dans L'Écho de Paris où ses articles, plutôt des souvenirs, paraissent tous les quinze jours en alternance avec ceux de Massenet. Le 24 septembre 1911, précisément paraît l'article “Cesena”, ville d'Italie qui venait de consacrer un festival au compositeur.] ; j'en éprouve un plaisir extrême, et je te le dis avec élan et admiration. » (Lettre de Jules Massenet à Camille Saint-Saëns du 24 février 1875-1881 [mariage de Saint-Saëns et de Marie-Laure évoqué dans la lettre, probablement 1877, la création du Timbre d'argent datant du 23 février], Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 431.)
« Mon bien cher Maître
Votre lettre m'a fait un bien grand plaisir, d'abord parce qu'elle m'apporte de vos nouvelles et ensuite pour toutes les choses aimables qu'elle contient. Si vous n'avez pas été trop mécontent e ce que j'ai dit de la Nuit persane [A la demande de Colonne, Saint-Saëns transforme ses Mélodies persanes pour voix et piano, écrites en 1870 d'après les vers d'Armand Renaud, en un poème avec soli, choeur et orchestre. Aux six mélodies d'origine (La Brise, La Splendeur vide, La solitaire, Au cimetière, Le Tournoiement, Sabre en main), Saint-Saëns ajoute La Fuite et Les Cygnes. La première a lieu au Châtelet, le 14 février 1892, avec Mme Durand-Ulbach et Engel pour les soli et Mlle Ferie pour les récits.], soyez sûr que je n'ai pas encore su exprimer comme il l'aurait fallu toute mon admiration pour cette œuvre exquise, si pittoresque et si neuve. J'ai fait de mon mieux et c'est trop peu encore. Mon incursion dans le domaine de la critique n'aura, du reste, été que de peu de durée ; par suite de contestations avec le directeur du Paris, j'ai déjà repris ma liberté. Je voulais ne rendre compte que de ce qui était de la musique, à savoir opéra, opéra-comique et concerts ; M. Canivet exigeait des articles sur les opérettes, vaudevilles à couplets, etc., d'où séparation.
Il faut excuser ma sortie contre les concertos ; c'était une boutade causée par un violoniste, M. Ondricek [František Ondříček], qui, chez Lamoureux, a absolument massacré le concerto de Beethoven et l'a déshonoré d'une cadence de son cru, aussi longue que ridicule. Je reconnais absolument la nécessité des morceaux de virtuosité ; mais souvent, quelle peste que les virtuoses !
Je puis vous annoncer que dimanche dernier, chez Colonne, votre Romance pour violon en ut [La Romance pour violon avec accompagnement d'orchestre ou de piano en ut majeur op. 48 achevée le 1er août 1874 et dédiée à Alfred Turban, avait été donnée au Châtelet par Pennequin sous la direction de Colonne lors du concert du dimanche 20 mars 1892.], jouée dans la perfection par le petit Pennequin, a eu un succès énorme. J'avais l'honneur d'être près de vous sur le programme avec 3 morceaux de la suite d'Hélène, mais le succès a été médiocre, l'exécution idem [Hélène, musique de scène d'André Messager pour un drame en quatre actes et cinq tableaux de Paul Delair, créée au théâtre du Vaudeville le 15 septembre 1891.].
Quand pensez-vous revenir [Saint-Saëns est à ce moment-là à Pointe Pescade, près d'Alger.] ? Ma femme et moi partons dans deux jours pour l'Italie où nous comptons rester 3 semaines ou un mois. Quand vous serez de retour, soyez donc assez gentil pour me le faire savoir ; si cela ne vous ennuie pas trop, j'aurai tant de plaisir à vous voir ! Vous savez, quoique je ne sois pas très expansif, je vous aime beaucoup et je n'oublie pas combien vous avez toujours été bon pour moi ; aussi si vous voulez bien de temps en temps perdre un peu de temps avec moi vous me rendrez très heureux.
En attendant, je vous embrasse de tout cœur, et ma femme vous envoie ses meilleurs souvenirs. » (Lettre du 23 mars 1892 d'André Messager à Camille Saint-Saëns, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, pp. 436-437.)
Saint-Saëns rappelle à Fauré, sous couvert de pédagogie, que la mission du critique lorsqu'il ouvre au public les secrets des grands artistes consiste à ne pas discréditer des collègues, ce qui jetterait l'opprobre sur toute la profession.
« Mon cher Gabriel
Tu n'aimes pas Berlioz, il n'y a rien à faire à cela ; mais tu l'exprimes d'une façon violente qui peut te faire du tort et c'est pour cela que je me permets encore de t'en parler [Saint-Saëns fait écho au compte rendu des Concerts Lamoureux dans lequel Fauré écrivait : “Le concert a débuté par l'Ouverture de Benvenuto Cellini – ouverture aux thèmes médiocre, de forme baroque et de sonorité vulgaire, que le public a d'ailleurs, froidement accueillie.” (Le Figaro du lundi 21 novembre 1904)]. Tu dois avoir la juste prétention de faire de la haute critique, de t'élever au-dessus du vulgaire en ce genre comme tu l'es dans d'autres. Or, pour faire de la haute critique, il faut savoir apprécier ce qu'on n'aime pas. Haendel trouvait Glück moins musicien que son cuisinier : il ne voyait que son insuffisance d'écriture, il ne voyait ni sa couleur, ni sa puissance dramatique. Ce n'est pas ainsi qu'un critique doit juger.
Les défauts de Berlioz crèvent les yeux ; il les rachète par la grandeur du caractère, par la personnalité, par l'étonnante création de l'instrumentation moderne. Voilà ce qu'il ne faut jamais oublier. Est-ce qu'on parle jamais des vulgarités et des platitudes qu'il y a dans Tannhaüser et dans Lohengrin ? L'Ouverture de Benvenuto n'est pas des plus agréables, et l'auteur lui-même ne l'a pas trouvée suffisante, puisqu'il en a écrit une autre, bien supérieure. Mais il me semble que le thème du Cardinal n'est pas si vulgaire.
Quoi qu'il en soit cette Ouverture a un mérite, celui de nous montrer dans la péroraison un procédé que Wagner s'est approprié depuis : un chant exécuté par les trombones à l'unisson et accompagné d'un trait persistant des violons. Cela mérite qu'on en parle avec une certaine déférence.
Enfin, s'il faut tout dire, nous n'avons pas tant de grands compositeurs ; laissons aux autres le soin de les débiner. Eux n'ont garde de débiner les leurs : ils ne parlent jamais que de leurs qualités.
Dixi. Pardonne-moi mes soins tyranniques, fruits amers de mon incurable affection et présente à ta famille mes plus tendres souvenirs.
C. Saint-Saëns. » (Lettre du 24 novembre 1904 de Camille Saint-Saëns à Gabriel Fauré, Archives Fauré-Frémiet, publiée in Saint-Saëns-Fauré : Correspondance, n° 49 ; FAURÉ, Gabriel : Correspondance, Flammarion, Paris, 1980, pp. 251-252.)
Le terme “apprécier” est particulièrement bien choisi pour l’argumentaire de Saint-Saëns en ce que ce verbe mêle le jugement, l’appréciation, et l’approbation. C’est rappeler au compositeur que critiquer c’est interpréter et que, pour être poussée, l’interprétation se développe selon l’intérêt que l’on porte à une œuvre. C’est aussi rappeler le cynisme d’une corporation qui voit le compositeur critique comme porte-parole bienveillant et vindicatif d’une corporation. Le concept de “haut” et de “bas” n'est pas d'avantage pertinent en critique qu'en art. On le voit dans l'automatisme d'une prétendue “haute critique” qui en se forçant à apprécier ce qui déplait, fait d'un goût une règle méthodologique au lieu d'en faire le support d'une réflexion y compris méta-discursive. La critique est une sommation à l'accord, qui ne fait de l'accord d'une sommation à la prise de position.
Après Berlioz froidement accueilli, la plume de Fauré posait un contraste avec la continuation du concert qui « se terminait par les deux Nocturnes de M. Debussy, esquisses aux fluides contours, et par les murmures de la forêt, fort bien interprétés et très applaudis. » Fauré passe rapidement dans un exercice de style sur les œuvre ouvrant et fermant un concert de Chevillard, contenant l'extraordinaire Faust Symphonie de Liszt, un concerto de Bach pour piano, violon et flûte, de beaucoup de charme et d'une parfgaite simplicité. Puis Fauré traite des concerts Colonne : avec la symphonie en si bémol de Beethoven, la Fantaisie-Caprice d'André Bloch et le Chasseur maudit de César Franck.
« Les défauts de Berlioz crèvent les yeux ; il les rachète par la grandeur du caractère, par la personnalité, par l'étonnante création de l'instrumentation moderne. Voilà ce qu'il ne faut jamais oublier. Est-ce qu'on parle jamais des vulgarités et des platitudes qu'il y a dans Tannhaüser et dans Lohengrin ? L'Ouverture de Benvenuto n'est pas des plus agréables, et l'auteur lui-même ne l'a pas trouvée suffisante, puisqu'il en a écrit une autre, bien supérieure. Mais il me semble que le thème du Cardinal n'est pas si vulgaire. »
Les qualités et les défauts semblent devoir se compenser. Taire des défauts étant devenu une habitude (en particulier pour les opposant incarnés par les wagnériens), il est injuste de se saborder par honnêteté en dénigrant ses maîtres. L'analyse historique et musicale fait à Saint-Saëns donner raison à Fauré. On voit ensuite l'enjeu de la défense de la musique française contre le germanisme.
« Quoi qu'il en soit cette Ouverture a un mérite, celui de nous montrer dans la péroraison un procédé que Wagner s'est approprié depuis : un chant exécuté par les trombones à l'unisson et accompagné d'un trait persistant des violons. Cela mérite qu'on en parle avec une certaine déférence.
Enfin, s'il faut tout dire, nous n'avons pas tant de grands compositeurs ; laissons aux autres le soin de les débiner. Eux n'ont garde de débiner les leurs : ils ne parlent jamais que de leurs qualités.
Dixi. Pardonne-moi mes soins tyranniques, fruits amers de mon incurable affection et présente à ta famille mes plus tendres souvenirs.
C. Saint-Saëns. » (Lettre du 24 novembre 1904 de Camille Saint-Saëns à Gabriel Fauré, Archives Fauré-Frémiet, publiée in Saint-Saëns-Fauré : Correspondance, n° 49 ; FAURÉ, Gabriel : Correspondance, Flammarion, Paris, 1980, pp. 251-252.)
L'argument de Saint-Saëns d'équilibre nécessaire des qualités et défauts, des avis divergents qu'il met en avant plus que le nationalisme, voire pour le dissimuler, ne tient pas devant la collusion dans le journal d'avis différents : l'équilibre du pour et du contre (que Saint-Saëns réserve aux maîtres reconnus), tombe lorsque l'on voit Robert Brusssel qui partage avec Fauré la tribune du Figaro, prendre la plume le 23 octobre 1905 pour louer Berlioz pour les extraits des Troyens chez Colonne.
Puis les liens de Saint-Saëns avec Berlioz sont avérés : il a notamment produit pour Richault une réduction pour chant et piano en 1854 de Lélio op. 14 et qui sera interprétée le 21 février 1855 dans le cadre des concerts Berlioz organisés par Liszt.
La haute idée que se fait Saint-Saëns de la critique et qu'il veut faire adopter à son ancien élève peut être comprise par un autre détour dans la correspondance, avec Liszt cette fois. Saint-Saëns reçoit de Liszt une lettre le 19 juillet 1869 qui permet à Liszt de montrer son intérêt pour les œuvres du français, sous le seing privé de la correspondance, mais par une analyse musicale très détaillée.
« En Allemagne où il y a un public véritablement musical, il y a aussi une véritable critique musicale, et l'un des privilèges de cette critique est de pouvoir justifier ses assertions à l'aide d'exemples notés, à savoir d'une analyse thématique. Vous blâmez, vous louez tel passage d'une partition ; vous voulez connaître le motif principal d'une œuvre, celui qui domine en quelque sorte la composition, qui sert de pivot à tout l'édifice, ainsi que les motifs secondaires qui l'étayent et doivent lui être subordonnés. Vous mettez ces motifs, ces passages en exemples sous les yeux du lecteur. Voilà de la critique utile, qui dit et apprend quelque chose ; c'est de la critique parlante. Que n'établissons-nous en France un pareil bien ! L'on craindrait peut-être que les bornes d'un feuilleton ne s'y prêtassent pas. Mais, à défaut de feuilleton il y a les revues. » (Article de la Revue européenne du 17 janvier 1833, cité dans d'ORTIGUE, Joseph : Écrits sur la musique 1827-1846, Société française de Musicologie, Paris, 2003, p. 297.)
« Très honoré ami,
Votre bonne lettre me promettait plusieurs de vos compositions ; je les ai attendues… et en attendant je viens vous remercier encore de votre second concerto que j'applaudis vivement. La forme en est neuve, et très heureuse ; l'intérêt des trois morceaux[Concerto pour piano et orchestre n° 2 en sol mineur op. 22, achevé en mai 1868, créé le 13 mai 1868 à la salle Pleyel par Saint-Saëns sous la direction d'Anton Rubinstein. Ce concerto comprend trois mouvements : andante sostenuto, allegro scherzando, presto. En 1868, le concerto n'avait paru chez Hartmann que dans une version pour deux pianos, la partition complète ne paraissant chez Durand qu'en octobre 1875. Saint-Saëns dut faire parvenir à Liszt une copie de la partition d'orchestre, confiée à Regnault.] va croissant, et vous tenez juste compte de l'effet du pianiste sans rien sacrifier des idées du compositeur – règle essentielle dans ce genre d'ouvrage. » (Lettre du 19 juillet 1869 de Franz Liszt à Camille Saint-Saëns, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 389.)
Suit une analyse précise des intérêts et des possibilités de développements de la partition. « pardonnez-moi cette observation de détail chez monsieur Saint-Saëns ; je ne la risque qu'en vous assurant en toute sincérité que le total de votre ouvrage me plaît singulièrement. » (Lettre du 19 juillet 1869 de Franz Liszt à Camille Saint-Saëns, Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns, présentées et annotées par Eurydice Jousse et Yves Gérard, Symétrie, Lyon, 2009, p. 390.)
Autre forme de prétérition, Liszt ne fait pas mine de ne pas parler, il fait mine de s'excuser de détailler son analyse, dénonçant par ce moyen le peu de place habituellement réservé à l'argumentation de la critique. Le commentaire comme prétérition dessine une critique en taisant (révélant en refusant de relever) des œuvres, des contextes.
Cela doit inspirer chez Saint-Saëns la volonté d'un sérieux de la critique musicale, qu'il cherche à retrouver dans un commentaire qui doit au moins par son impartialité et son sérieux compenser le fait que le compositeur dispose de bien moins de temps, de place, de possibilité d'enthousiasme, la connaissance de son lectorat.
Revenons à la réponse que Fauré apporte à Saint-Saëns :
« Cher Camille
Je te demande pardon de n'avoir pas encore répondu à ta lettre de Milan et de ne t'avoir pas remercié pour les bons avis qu'elle contenait et dont tu peux être assuré que je tiendrai grand compte. Seulement c'est bien agaçant d'entendre dire partout et à tout propos : “le talent est inutile, le génie suffit. Voyez Berlioz, voyez Rodin, voyez Puvis de Chavannes !” et bon nombre de nos jeunes musiciens, convaincus qu'ils ont du génie, nous envoient promener quand nous les engageons d'essayer d'acquérir du talent.
Je ne parle même pas de cette admiration bête de beaucoup de gens pour n'importe quoi de Berlioz.
Puis-je aller te demander à déjeuner ou à dîner un de ces jours ? Cela me ferait joliment plaisir. Je sais qu'Hélène a obtenu un énorme succès à Milan et j'en suis très heureux.
Je t'embrasse de tout mon cœur.
Gabriel Fauré. » (Lettre du 7 décembre 1904 de Gabriel Fauré à Camille Saint-Saëns, Musée de Dieppe, publiée in Saint-Saëns-Fauré : Correspondance, n° 50 ; FAURÉ, Gabriel : Correspondance, Flammarion, Paris, 1980, p. 252.)
La réaction de Saint-Saëns rappelle la phrase de Jean-Christophe de Romain Rolland : « Tu critiques trop de choses. Tu irrites tes ennemis, et tu troubles tes amis. Quand quelque chose va mal dans une maison convenable, ne sais-tu pas qu’il est de bon goût de ne pas en parler ? » (ROLLAND, Romain : Jean-Christophe. Dialogue de l’Auteur avec son Ombre, Paris, Albin Michel, ré 1978, tome 1, p. 635.)
L'optique de Saint-Saëns s'oppose directement à l'esprit que Sainte-Beuve revendiquait puiser chez Horace : « L’homme honnête et judicieux blâmera les vers faibles, critiquera les vers durs, tracera une marque noire en travers des vers plats, retranchera les ornements prétentieux, exigera qu’on éclaire les passages obscurs, dénoncera ce qui est équivoque, marquera ce qu’il en faut changer. Il se fera Aristarque ; et ne dira point “À quoi bon heurter un ami pour des bagatelles ?” Ces bagatelles conduiront le poète à des ennuis sérieux s’il est tourné en dérision et accueilli de fâcheuse manière. » (Horace, De arte poetica, v. 445-447.) La première occurrence de “judicieux”, du latin judicium, “jugement, discernement” se trouve dans le chapitre douze du deuxième livre des Essais de Montaigne, comme une des qualité qui nourrissent ses opposés, la folie meurtrière.
La bagatelle est un fait de peu d'importance, un ensemble de petits riens, un faible prix, une parole de peu de valeur, méritant peu d'attention et d'insistance. La bagatelle est une badinerie, un badinage littéraire agréable et facile, vouée à plaire plutôt qu'à construire ; en musique, une bagatelle est légère, courte et sans forme précise La bagatelle est en-deçà du concept, du critère critique : en faire un point de départ ou d'arrivée d'une œuvre c'est discréditer celle-ci. Le fait que la bagatelle soit indigne d'intérêt et fondée sur un désintérêt souligne cette double exclusion de l'œuvre : dans ses causes et ses conséquences. La bagatelle renseigne l'œuvre par l'hédonisme, elle enseigne l'approche d'une critique en-deçà d'une œuvre, seule approches qui peut être réciproque.
Fauré se rapproche plus du principe de sympathie d'un Paul Dukas. Il a développé cette approche dans les salons, louant particulièrement les amatrices qui interprétaient ses mélodies. La sympathie n'y est pas compromission puisqu'elle retrace simplement une échelle différente dans les emportement du critique. La sympathie est impensable dans la critique d'Hoffmann, échelonnant ses verdicts selon différents degrés d'onirisme dans le dénigrement (on pense à Berlioz nourrissant ses ennemis de couleuvre ou à Wolf chassant en rêve une direction correcte pour l'opéra).
Pour Fauré, le commentaire grince d'autant plus qu'il exprime un doute, un goût que faisant passer pour personnel, il attribue d'autant plus à sa conviction et il l'applique d'autant plus évidemment à tous ces lecteurs. Redessinant les degrés de réaction, Fauré redessine la nature du commentaire. Le critique est contraint d'être rapide, bref et percutant. Pour son lecteur familier, Fauré redessine les rapports d'intensité des termes.
La réponse de Fauré évite la querelle pour une louange de l'œuvre du maître. Il aura toutefois pris le temps d'exprimer son désaccord profond, en passant, presque prétérition. Cette méthode est celle de sa critique, dont on attend un modestie et une bienséance. Fauré mentionne à peine ses œuvres.
Fauré travaille sur la construction de la tribune, sur les longueurs et les épithètes consacrés aux œuvres. Il utilise ainsi le commentaire en respectant son obligation d'information dans le Figaro sur les concerts du dimanche (la tribune est publiée le lundi, voire dans la semaine lors des événements musicaux ; le 7 novembre 1910, Fauré consacre les deux-tiers de sa colonne à expliquer la fonction des concerts dominicaux, équilibre de modernité et de répertoire pour parfaire la connaissance des jeunes générations).
Fauré donne la première place (il en parle d'abord et avec longueur) aux œuvres des grands maîtres, puis une longueur à peine moins grande aux nouvelle plumes, y compris pour relativiser leur intérêt, enfin il est extrêmement bref avec l'évidence des éloges (il continue de, il prouve encore, à noter le succès obtenu) de ses amis. Enfin, un paragraphe réservé aux autres concerts, où chaque œuvre nouvelle se voit attribuer un adjectif (brillant, séduisant, curieux, ) ou non pour les classiques.
Le 5 février 1905, Fauré, bien que compositeur, parce qu'il est indéniablement impliqué dans le déploiement de l'œuvre, ne peut se satisfaire pour sa critique du commentaire, ne cherche pas de forme plus scientifique (dans une analyse éventuelle), ni une critique judiciaire (avec laquelle elle est liée par l'étymologie) ou une critique censure (à laquelle elle est liée historiquement).
Le commentaire lui permet d'exprimer des constats historiques et esthétiques qui reconfigurent l'appréhension de son œuvre : il constate par exemple que les poètes obtiennent raison de louer davantage la prose de Wagner à sa musique.
Ne disposant pas de maîtres admirés, la critique passe toujours après l'œuvre l'art, ne voit pas reconnue sa valeur. La difficulté de la critique, de la mission de conciliation face au travail de création artistique n'est pas reconnue : bien peu en vivent et tous les artistes critiques la considèrent comme un travail alimentaire.
La critique construit la valeur d'une œuvre comme une fonction de son adéquation, elle opère ainsi un sauvetage du défaut. Le défaut de l'incunable peut en prouver la priorité temporelle. Un défaut est une particularité du jugement, tel qu'exprimé sur l'objet, mais dans le cas de la critique, tel qu'exprimé par l'objet critique. La critique, dans ses défauts de lien à l'œuvre, trouve une qualité.
« La critique musicale est l’explication des œuvres de musique, le contrôle de leur valeur, l’examen de leurs beautés, de leurs défauts, et, subsidiairement, de leur interprétation. » (HELLOUIN, Frédéric : Essai de critique de la critique musicale, cours professé à l’Ecole des Hautes Edtudes Sociales, A. JOANIN & Cie, Paris, 1906, p. 7.)
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